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Témoignages
Envoyé par Serge Sciboz le 10
nov 2013
Les Dogs représentent pour moi beaucoup de souvenirs musicaux, mais
leur rock ‘n’ roll à la fois sauvage et sophistiqué,
brutal et élégant, bestial et raffiné, allait bien au-delà
d’une simple relation musicale entre un groupe et un aficionado béat
d’admiration. Dominique Laboubée et son gang de Rouen étaient
une véritable institution, une œuvre d’art à eux
seuls, le feeling et la classe à l’état pur. Au milieu
des 70’s, le rock était pour les Dogs un art de vivre au quotidien
et contrastait avec le manque évident de culture musicale qui gangrénait
les teenagers français, un peu comme si un poème de Beaudelaire,
un cliché de Doisneau, une toile de Richard Hamilton, une sonate de
Vivaldi ou une œuvre pop avant-gardiste d’Andy Warhol se seraient
égarés entre Mont-Saint-Aignan et les quais de la Seine venteux
et vivifiants de Rouen. Indubitablement, ils avaient quelque chose en plus,
un petit je ne sais quoi qui fera la différence tout au long de leur
impressionnante carrière et les portera au Panthéon des groupes
de french-rock. Personnellement, j’ai toujours fait le parallèle
entre leur singularité et leurs ainés les Chats Sauvages avec
Dick Rivers, qui dans les sixties, en bons pionniers rock ‘n’
twist, avaient le même état d’esprit que les rouennais
: Une certaine idée du rock ‘n’ roll et de la musique en
générale. L’envie irrésistible de sortir des sentiers
battus et du consensus ambiant. Le précieux leitmotiv d’aller
au-delà de l’histoire déjà écrite pour certains
et de bousculer les choses, au risque de passer pour des incompris ou pour
un groupe hautain et sulfureux. Rappelez-vous de leurs passages épiques
au Golf Drouot. Avant les Dogs, les Chats niçois avaient connu les
mêmes déboires avec monsieur Henri Leproux. Le rock joué
avec trop de classe et trop de différences par rapport à ses
contemporains, n’est jamais très apprécié par l’establishment
et autres pouvoirs établis… Certaines personnes, béotiennes
mais influentes, peuvent faire et défaire la carrière d’un
groupe qui ne rentre pas dans un certain formatage comportemental, à
leur guise. La fureur de vivre et la rage de vaincre, tout en cultivant sa
différence sont persona non grata dans la culture française.
C’est injuste, immoral, mais c’est la dure réalité
de l’infâme milieu du showbiz. Rivers quant à lui le paiera
cash durant cinquante ans ! Et les Dogs seront parfois occultés par
les grands médias au profit de rockeurs de pacotille et autres musiciens
acnéiques et ennuyeux…
J’ai découvert les Dogs avec un peu de retard, en 1979 (désolé
!). J’écoutais beaucoup à cette époque Little Bob
Story, Bijou, Dr Feelgood et le blues ancestral du Delta du Mississippi. Le
premier vinyle des Dogs que j’ai acheté, était le 33 tours
‘Different’. Ça sonnait très sixties, très
garage-rock, avec cette superbe pochette et ce cliché de Jean-Baptiste
Mondino, d’une sobriété exemplaire, à l’instar
des premiers disques DECCA des Rolling Stones ou de l’album ‘Down
By The Jetty’ de Dr Feelgood. J’adorais leur aplomb et leur éventuelle
arrogance ne me gênait nullement. Ma vie était chamboulée.
J’étais devenu un inconditionnel de ce trio normand au look incroyable,
emmené par un certain… Dominique Laboubée à l’allure
conquérante et chevaleresque. Il représentait pour moi une sorte
de poète maudit, l’un des derniers romantiques. Un dauphin dans
un monde de piranhas venu d’une autre galaxie. Un vrai musicien de rock
‘n’ roll à l’aisance déconcertante. Leur passage
remarqué et remarquable dans l’émission Chorus d’Antoine
de Caunes, ne fit que confirmer mon enthousiasme sans bornes à leur
égard. Leur musique suintait un certain raffinement, tout en tutoyant
l’ivresse des profondeurs et la voûte céleste des grands.
Les Dogs étaient inquiétants, menaçants et cette sensation
me plaisait. Je me suis alors rué chez mes disquaires préférés,
notamment New Rose rue Pierre Sarrazin à Paris, qui était aussi
un label de rock underground fondé par Patrick Mathé, afin d’acquérir
dare-dare ‘Charlie Was A Good Boy’ et ‘Go Where You Want
To Go’. La formidable épopée des Dogs étant lancée
à bride abattue et à l’époque, bien présomptueux
ou un rien crédule, jeunesse oblige, je pensais que rien ni personne
ne pourrait enrayer cette belle machine vouée corps et âme au
rock ‘n’ roll. Le rock ‘n’ roll le plus dur et le
plus pur, dans le sens le plus noble du terme, cela va sans dire. Hélas,
les sarcasmes de la vie me donneront tort quelques années plus tard…
Mais ce n’est qu’à la sortie de leur album culte ‘Too
Much Class For The Neighbourhood’ en 1982, que j’ai vu les Dogs
sur scène pour la 1ère fois, pour ne plus jamais les quitter
en ‘live’ et les voir jusqu’à la fin de leur parcours,
un nombre incalculable de fois.
Quelle claque ! Quelle osmose ! Quelle cohésion ! Les Dogs sur les
planches, c’était tout simplement incroyable. Quelle époque
bénie pour les Dogs, avec de nombreux concerts à jamais gravés
dans le marbre de notre subconscient, des albums de très haute lignée
‘Legendary Lovers’, ‘Shout !’, ‘More More More’…,
des musiciens extraordinaires : Dominique Laboubée en leader charismatique,
excellent auteur-compositeur et guitariste hors pair, Antoine Masy-Périer
(Tony Truant) en lutin fou et démoniaque à la guitare rythmique
et en showman survitaminé et une rythmique inébranlable à
la précision chirurgicale avec Hugues Urvoy de Portzamparc à
la basse et Mimi à la batterie. Sans oublier un respect croissant hors
de nos frontières, etc… Malgré cet indéniable talent,
les ventes de leurs disques restèrent très moyennes par rapport
à des groupes comme Téléphone, Trust et compagnie, qui
en bons opportunistes ont pris le train en marche tout en chantant dans la
langue de Molière et en bénéficiant ainsi d’une
médiatisation considérable, totalement imméritée
et arbitraire, par rapport aux Dogs ou à Little Bob Story, qui eux
avaient mis les mains dans le cambouis, connu des galères que même
Caïn n’aurait pas souhaité à son frère Abel,
joué dans des endroits inhospitalier et austères où même
les trains ne s’arrêtent plus, pour prêcher inlassablement
la bonne parole du rock ‘n’ roll avec la foi d’un marathonien
sur la route d’Olympie. De toute évidence, un groupe intègre
et talentueux tel que les Dogs avait décomplexé le rock français
de son manque de culture musicale. Terminé le manque de repères
qui flirtait avec un amateurisme sous-jacent et rendait le rock français
inexploitable à l’exportation, car trop impur, trop exotique
pour nos amis anglo-saxons. Dorénavant, le rock français avec
les Dogs ou Little Bob Story n’était plus une vulgaire plaisanterie.
Les normands allaient faire mal, très mal et mettre le feu, comme si
leur vie en dépendait, comme si ils jouaient pour la dernière
fois. Dans un état d’urgence absolue.
Dominique jouissait d’un charisme exceptionnel et domptait sa Rickenbacker
tel un magicien, avec talent, sensualité et volupté. Lorsqu’il
jouait, tous les sens du corps humain étaient en état d’alerte
et notre rythme cardiaque s’emballait dangereusement. Les âmes
sensibles devaient s’abstenir et les philistins raser les murs et passer
leur chemin.
Après avoir vu les Dogs et leur nouveau guitariste Laurent Ciron, pour
la énième fois, en concert au Havre en juin 1996, avec également
à l’affiche mon ami Little Bob « Piazza » (concerts
organisés à Dieppe, Rouen et Le Havre par le Conseil Général
de Seine-Maritime), je décidais de prendre ma plus belle plume et d’écrire
une lettre à Dominique Laboubée, que j’envoyais dans la
fameuse maison de la rue Martel à Mont-Saint-Aignan, lieu historique
qui regorge de secrets et d’anecdotes passionnantes. Témoin de
la naissance d’un mythe, des premiers balbutiements canins, vestige
d’un glorieux passé. Au sein de ma petite bafouille, si ma mémoire
ne me fait pas défaut, je lui écrivais tout le bien que je pensais
de lui et de son groupe… Bref quelques banalités élogieuses
et reconnaissantes pour toutes ces années de bons et loyaux services
au sein du rock ‘n’ roll. De plus, je lui demandais si par hasard
il n’avait pas un exemplaire du CD 2 titres ‘End Of The Gang’
et ‘I Wanna Be Loved’ (Skydog), titre en hommage à Johnny
Thunders, que je n’arrivais pas à trouver.
Plusieurs semaines s’écoulèrent et j’avais presque
oublié mon courrier à destination du leader des Dogs. Oui, je
parle bien des mythiques Dogs de Rouen ! Des lettres identiques à la
mienne, Dominique avait dû en recevoir des centaines. Alors…
Et par un beau matin, je reçois lettre oblitérée à
la Poste de Rouen. Un long courrier de remerciements de la part de Dominique
en personne. Il m’explique alors qu’il est en train de préparer
de nombreux titres pour les Dogs, qui devraient sortir normalement sur deux
albums (4 Of A Kind Vol 1 et 2), qu’il déborde de projets, qu’il
s’excuse pour sa réponse tardive, etc… Et il me demande
de lui téléphoner pour confirmer mes coordonnées, afin
qu’il puisse m’envoyer dans les meilleurs délais le CD
souhaité qui manquait cruellement à ma collection de disques
des Dogs. Etre fan d’un groupe de rock tel que les Dogs, confine souvent
à l’addiction pathologique et au fétichisme tous azimuts.
Mais j’assume pleinement et revendique mon état psychique. Dès
14 h 00 (je savais que Dominique aimait dormir le matin !), je téléphonais
donc chez les Laboubée et je tombais directement sur Dominique, qui
devait certainement consommer le premier café de sa journée.
Oui, j’avais au bout du fil une légende vivante du rock français,
chanté dans la langue de Shakespeare. Ou plutôt une légende
du rock tout court ! Car le terme rock français peut-être un
tantinet réducteur lorsqu’on a sa carrière et son parcours
sans faille qui force le respect. Très sympa, disponible, me parlant
comme si il me connaissait depuis des lustres. Sachant que je devais me rendre
au Havre passer 2 ou 3 jours de vacances au bord de la mer, en bourlinguant
en famille entre Sainte-Adresse, Le Havre et Etretat, Dominique me proposa
de venir le voir à Rouen pour boire un verre. Le rencard était
pris et pour rien au monde je ne l’aurai pas honoré. Un tête
à tête avec Dominique Laboubée des Dogs à Rouen,
était pour moi comme si j’avais rencard avec Elvis dans son sanctuaire
de Graceland à Memphis !
Et dès le lendemain, le facteur m’apporta un nouveau courrier
de la part de Dominique, avec le CD ‘End Of The Gang’ que j’attendais
désespérément, plusieurs badges et autres affiches de
l’époque ‘Walking Shadows’ et autres flyers et articles
de presse relatifs aux Dogs… J’étais comblé !
A cette époque, en 96-97, j’écrivais des chroniques dans
le fanzine du fan-club de Little Bob ‘Ringolevio New’s’
et j’allais souvent respirer l’air du large à Trouville-sur-Mer
ou au Havre, ville que je trouvais pleine de feeling et de bonnes vibrations
rock ‘n’ roll. La ville portuaire de Little Bob Story, le rock
des docks et des pavés mouillés, et surtout cette vision apocalyptique
lorsqu’on arrive du Pont de Tancarville. J’ai toujours adoré
la Normandie, basse ou haute. Au mois d’août, je débarquais
donc dans un hôtel à Gonfreville-l’Orcher aux portes du
Havre, avec ma femme et ma première fille Roxane qui n’était
encore qu’un bébé, mais qui prenait plaisir à barboter
dans les premiers centimètres d’eau de la Manche.
Je rencontrais donc Dominique par une fin d’après-midi ensoleillé,
dans un bar où il semblait avoir ses habitudes, aux abords de la gare
rive-droite de Rouen, à quelques encablures de Mont-Saint-Aignan. J’ai
eu l’immense joie et le grand honneur de passer la soirée avec
Dominique, dans son fief historique de Rouen. Pour l’occasion, après
quelques bières goulument ingurgitées, mais toujours avec classe
et dignité, Dominique s’est transformé en guide touristique
en nous faisant visiter le cœur de Rouen, la célèbre cathédrale
Notre-Dame, la Place St Marc, les rues médiévales, la rue Massacre,
etc… Et dans les rues de la Préfecture de Seine-Maritime, sempiternelles
Ray-Ban sur le nez et boots de rigueur, je pouvais constater que sa notoriété
était toujours bien présente, car de nombreuses personnes l’abordaient
pour lui demander où en étaient les Dogs (période un
peu de transition et de calme avant la sortie de l’album ‘4 Of
A Kind Vol 1’). Dominique répondait toujours avec gentillesse
aux moult sollicitations de la rue. Marchant à ses côtés
sur l’asphalte de Rouen, je mis moi-aussi mes Ray-Ban et je me pris
en quelque sorte pour un membre des Dogs ! Délire schizophrénique,
dédoublement de personnalité ou crise aiguë de mythomanie…
Allez savoir. Pendant un laps de temps, j’étais dans la peau
d’un Dogs ! Dominique me montra ensuite où avait été
tourné le film de Pierre Granier-Deferre ‘Adieu Poulet’
en 1975, avec Lino Ventura et Patrick Dewaere et il m’apprit que le
film de Jean-Pierre Mocky ‘A Mort l’Arbitre’, avec Michel
Serrault et Eddy Mitchell, avait été tourné également
à Rouen, au stade Robert-Diochon, antre des célèbres
Diables Rouges.
Je me souviens que Dominique avait acheté une cartouche de cigarettes
initialement prévue pour sa sœur Catherine et que celle-ci était
bien entamée au fil des heures écoulées. Dominique fumait
cigarette sur cigarette et comme pour Serge Gainsbourg, la discussion se faisait
entre volutes de fumée. Comme si le feu était un élément
indissociable à sa personnalité.
Lors du repas dans une crêperie du centre-ville, après quelques
Jack Daniel’s réparateurs, on a beaucoup parlé de musique,
de rock ‘n’ roll, de blues, mais aussi beaucoup de littérature.
Je me souviens qu’il aimait énormément les poètes
du 19ème siècle comme Charles Beaudelaire, Arthur Rimbaud, l’écrivain
né à Rouen Gustave Flaubert, le dramaturge Georges Courteline,
les poètes maudits comme Paul Verlaine… Dominique était
vraiment un passionné de lettres et de littérature. Et oui,
on peut être un chanteur de rock unanimement reconnu, et être
cultivé, fils de médecin et de pharmacien, et habiter la banlieue
cossue de Rouen. Ce n’est pas incompatible. La preuve…
Bien entendu, on parla beaucoup de toutes ses influences et de nos goûts
musicaux qui étaient quasiment identiques : Alice Cooper, Iggy Pop
et les Stooges, MC5, les Flamin’ Groovies, les Kinks, les Rolling Stones
période Brian Jones, les Isley Brothers, Gene Vincent, Eddie Cochran,
Lou Reed et le Velvet Underground, les Ramones, Jerry Lee Lewis, Spencer Davis
Group, du mouvement Mersey Beat de Liverpool, de la venue des Cramps à
Rouen, de Lux Interior, de Poison Ivy qu’il avait côtoyés,
de la tournée anglaise des Dogs avec Dr Feelgood et Lee Brilleaux,
un véritable gentleman lui aussi bien trop tôt disparu, mais
aussi du roi du swamp-blues de Louisiane (Bâton Rouge) Slim Harpo ou
encore de John Lee Hooker… Dominique m’avoua qu’il avait
beaucoup de respect pour les bluesmen français Benoît Blue Boy
et Patrick Verbeke, qu’il croisa souvent sur la route avec les Dogs.
Quant à la sempiternelle trilogie du rock français des années
60, Johnny, Eddy et Dick, bien que connaissant que très peu sa musique,
sa préférence allait en faveur de l’ex leader des Chats
Sauvages, qu’il trouvait le plus authentique. Le plus rock des trois
en somme…
Comme il savait que j’étais ami avec Little Bob et fan de LBS
quelques années avant les Dogs, il me parla de la petite guéguerre
légendaire mise en exergue par les médias, entre les groupes
de Rouen et ceux du Havre, entre les Dogs et Little Bob Story. Certes, il
existait une rivalité, mais les deux groupes étaient amis et
Dominique avait également beaucoup de respect pour Roberto Piazza,
pour son intégrité, pour sa voix hors du commun… On a
alors convenu que la Normandie, et plus particulièrement l’axe
entre Rouen et Le Havre, était un véritable creuset en matière
de véritable rock ‘n’ roll, avec entre autres les Dogs,
Little Bob Story, Roadrunners, Marc Minelli, City Kids, les Olivensteins,
Gilles Tandy, Gene Clarksville, Dominique Comont, Jérôme Soligny,
Louise Féron,… C’était une évidence, le rock
venait de Normandie. Etait-ce grâce à la proximité avec
l’Angleterre ? Certainement. D’ailleurs, les deux seuls groupes
français à être respectés outre-Manche étaient
sans conteste Little Bob Story et les Dogs !
Je me souviens que Dominique appréciait aussi Bijou, Ici Paris et les
Wampas. Par contre, Noir Désir et Bertrand Cantat n’étaient
pas vraiment sa tasse de thé et les Innocents avec J.P Nataf l’emmerdaient
fortement… Aux antipodes de la folie communicative des Dogs et de leur
rock débridé.
Il me parla ensuite des difficultés rencontrées pour enregistrer
l’album ‘A Million Ways Of Killing Time’, période
délicate où Michel Gross allait bientôt quitter les Dogs,
suivi par Antoine.
Avec le recul, je pense sincèrement que Dominique, en grand sentimental,
avait été peiné, voire blessé par le départ
soudain de deux membres éminents des Dogs, Mimi et Antoine, bien qu’il
pouvait aisément comprendre leurs raisons respectives.
Puis il me demanda ce que je pensais des nouveaux membres des Dogs depuis
l’album ‘Three Is A Crowd’, de Christian Rosset, de Bruno
Lefaivre et maintenant de Laurent Ciron, sur un ton faussement inquiet. Je
lui répondis alors que je les avais vus en concert en trio au New-Morning
à Paris et que ça déménageait grave. Que les Dogs
n’avaient pas perdu leurs âmes, ni leur empreinte originelle.
Que le groupe était pourvu d’une rythmique d’enfer à
la précision d’un Stradivarius avec Christian et Bruno et que
Laurent était un excellent guitariste. J’aimais bien les Dogs
en quatuor. Je rajoutais que surtout, condition sine qua non, tous avaient
l’esprit Dogs et le profil indispensable pour en faire partie intégrante.
On entre chez les Dogs comme on entre en religion. Il faut les tripes, le
cœur et l’ADN indispensables. Les Dogs étaient avant tout
une famille. Bien qu’il se doutait à l’avance de ma réponse
qui fusait instantanément, Dominique jouait alors le gardien du temple
rassuré… Il n’avait aucun doute sur le nouveau line-up
du groupe qui avait un avenir prometteur. Mais par pudeur et certainement
à cause d’une certaine fragilité, il ne pavoisait pas.
Puis nous nous sommes quittés à une heure tardive de cette nuit
d’été à Rouen, en se promettant de se revoir très
bientôt et que la prochaine fois, je viendrais dans la maison de Mont-Saint-Aignan,
visiter le studio de répétitions, là où tout a
commencé… Une sorte de musée des Dogs en somme. Je me
voyais déjà dans la cave, en train de sentir toutes les ondes
positives et les bonnes vibrations… Une maison sortie d’un livre
d’Edgar Allan Poe. Une maison dans laquelle on va en pèlerinage,
comme les gaullistes vont à Colombey-les-deux-Eglises. La Mecque d’une
certaine idée du rock ‘n’ roll.
Bien que conscient de son immense talent, Dominique n’était pas
aigri par le manque de reconnaissance des grands médias et d’une
partie du public français. Il devait sans nul doute avoir conscience
qu’il était passé à côté d’une
immense carrière internationale, mais il gardait une certaine dignité
et une indéniable lucidité. Il avait le même enthousiasme
qu’à 15 ans. Il avait gardé une incroyable fraîcheur
mentale. Dominique était aux antipodes de toutes ces rock-stars mégalomanes
et égocentriques, au QI diamétralement opposé à
leur égo surdimensionné. Sa vie et son œuvre se déroulaient
naturellement, sans aucun calcul. Il avait la véritable rock ‘n’
roll attitude et se foutait éperdument de savoir si la mode était
d’avoir une plume dans le cul. Il n’a jamais fait de concessions.
Jamais !
Malheureusement pour moi, il n’y a pas eu de prochaines fois. Je n’ai
plus eu la chance de le revoir en toute intimité. On se téléphona
quelques fois et j’ai revu les Dogs lors d’un super concert au
Hard Rock Café de Paris, pour la sortie de ‘4 Of A Kind Vol 1’,
puis une ultime fois au Front Page rue St Denis, devant un public clairsemé,
mais qui débouchera sur un article remarquable et dithyrambique de
l’écrivain Jean-Bernard Pouy dans Rock & Folk, qui récidivera
avec Little Bob.
Les mois s’écoulèrent et j’appréciais avec
un enthousiasme non dissimulé, la sortie du double live ‘Short,
Fast & Tight’ et le texte de Philippe Manœuvre, grand fan des
Dogs de la première heure, à l’intérieur de la
jaquette. Tout semblait enfin repartir pour Dominique et ses acolytes de celle
folle utopie collective qui perdurait depuis 1973. Le public appréciait
de nouveau le vrai rock ‘n’ roll et les riffs de guitares acérés.
On avait trop vite enterré le rock et ses fidèles disciples.
Le rock était ressuscité pour mieux frapper. L’histoire
des Dogs allait se poursuivre sous les meilleurs auspices, il ne pouvait en
être autrement, c’était écrit dans les astres…
Dominique était l’homme de la situation, du come-back, du rock
revival. L’homme qui n’avait pas abdiqué malgré
la désaffection du public, a une période où le rock authentique
n’était plus en odeur de sainteté. Fluctuat nec mergitur,
telle est la devise de Paris, mais qui pourrait s’avérer être
aussi celle de Dominique Laboubée.
Par un matin blafard de novembre 2002, alors que mon ami Tony Marlow venait
à la maison afin de réaliser une interview pour la revue BCR
(blues, country et rock and roll), ce dernier me parla soudainement du décès
de Dominique, le mois dernier, lors d’une tournée aux Etats-Unis.
C’est vrai que Tony Marlow avec son groupe de rockabilly les Rockin’
Rebels et les Dogs avaient eu par périodes interposées le même
producteur, en la personne de Marc Zermati et de son label Skydog. Putain,
j’avais zappé le décès de Dominique Laboubée
leader historique des Dogs ! Incroyable ! Je n’étais au courant…
Et d’un seul coup, le ciel me tomba sur la tête. Sans être
vraiment un ami proche, Dominique était un peu comme un grand frère.
Une légende que j’avais eu la chance inouïe d’approcher
à de multiples reprises, de côtoyer dans une relative intimité.
Cette soirée à Rouen en sa compagnie me revenait en flashback
par intermittences, ainsi que sa musique inespérée pour un pays
comme la France. Une musique indéterminée et indéterminable.
Bref, d’un seul coup, j’avais le blues. Ce blues si poisseux qu’il
en devient suffoquant. Insupportable, irrespirable… Mais ce blues que
paradoxalement j’adore. Et dire que j’avais un mois de retard
sur cette triste nouvelle et que j’écoutais en toute innocence
et en toute inconscience le double live des Dogs, sans me douter un seul instant
que la mort avait une fois de plus accompli sa sinistre besogne.
Depuis ce funeste jour d’octobre 2002, le paysage musical, sans Dominique,
n’est plus tout à fait comme avant. Plus jamais on entendra la
voix de Dominique commencer un concert par : « Bonsoir, on s’appelle
les Dogs et on vient de Rouen en Normandie ». Dominique était
un type bien, un authentique esthète. Son âme voltigeait sur
des routes sinueuses et inconnues. Le rock ‘n’ roll existe. Je
l’ai personnellement rencontré un soir d’été
à Rouen comme Robert Johnson rencontra le Diable à la croisée
des chemins !
Actuellement, je gravite toujours un peu dans le milieu du rock et du blues
en écrivant des chroniques. Je suis toujours ami avec Dick Rivers,
Little Bob, Benoît Blue Boy, Didier Wampas, Tony Marlow et bien d’autres…
Mais, je le répète, les Dogs et Dominique me manquent terriblement.
La belle saison est terminée. Heureusement qu’il reste la musique,
l’œuvre considérable et indélébile des Dogs.
Des Dogs de Rouen ! Il reste aussi les hommages unanimes et le magnifique
ouvrage ‘Too Much Class… Dogs, l’Histoire’ signé
de Catherine Laboubée, sœur de Dominique (éditions La Belle
Saison).
De nombreux groupes revendiquent l’héritage Dogs. Je citerais
Les Ennuis Commencent, un groupe originaire de l’Aveyron qui en son
hommage interprète un titre simplement intitulé ‘Dominique
Laboubée’ et qui reprend magnifiquement bien ‘La Belle
Saison’.
Cet été, je suis allé passer une journée à
Rouen. J’ai déjeuné à La Petite Auberge, rue Martainville,
dans le quartier des maisons à colombages. Et des quais de Seine à
la Place St Marc, lorsqu’une petite brise s’engouffrait sensiblement
dans mes oreilles, il me semblait entendre certains classiques immortels des
Dogs comme ‘ Too Much Class…’, ‘Little Johnny Jet’
ou ‘ If You Don’t Want Me No More’… Suis-je devenu
fou ou est-ce cette bonne ville de Rouen qui est hantée par son passé
rock ‘n’ roll ? Mais c’est une certitude, à chaque
fois que j’y retourne, il se passe toujours des manifestations étranges,
voire des phénomènes surnaturels… Mais c’est vrai
que les légendes ne meurent jamais et qu’elles scintilleront
toujours de mille feux. Alors tous les espoirs demeurent intacts. Même
les plus irréalistes, même les plus farfelus, voire les plus
improbables. Quoiqu’il en soit, on ne sort jamais indemne lorsqu’on
a partagé la passion des Dogs et de Dominique Laboubée. Là
où tu es, ne prend pas froid Dominique, car on m’a dit que là-haut,
les nuits étaient plutôt fraiches. Ici-bas, on ne t’oublie
pas…
Serge Sciboz
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