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Envoyé par Serge Sciboz le 10 nov 2013

Les Dogs représentent pour moi beaucoup de souvenirs musicaux, mais leur rock ‘n’ roll à la fois sauvage et sophistiqué, brutal et élégant, bestial et raffiné, allait bien au-delà d’une simple relation musicale entre un groupe et un aficionado béat d’admiration. Dominique Laboubée et son gang de Rouen étaient une véritable institution, une œuvre d’art à eux seuls, le feeling et la classe à l’état pur. Au milieu des 70’s, le rock était pour les Dogs un art de vivre au quotidien et contrastait avec le manque évident de culture musicale qui gangrénait les teenagers français, un peu comme si un poème de Beaudelaire, un cliché de Doisneau, une toile de Richard Hamilton, une sonate de Vivaldi ou une œuvre pop avant-gardiste d’Andy Warhol se seraient égarés entre Mont-Saint-Aignan et les quais de la Seine venteux et vivifiants de Rouen. Indubitablement, ils avaient quelque chose en plus, un petit je ne sais quoi qui fera la différence tout au long de leur impressionnante carrière et les portera au Panthéon des groupes de french-rock. Personnellement, j’ai toujours fait le parallèle entre leur singularité et leurs ainés les Chats Sauvages avec Dick Rivers, qui dans les sixties, en bons pionniers rock ‘n’ twist, avaient le même état d’esprit que les rouennais : Une certaine idée du rock ‘n’ roll et de la musique en générale. L’envie irrésistible de sortir des sentiers battus et du consensus ambiant. Le précieux leitmotiv d’aller au-delà de l’histoire déjà écrite pour certains et de bousculer les choses, au risque de passer pour des incompris ou pour un groupe hautain et sulfureux. Rappelez-vous de leurs passages épiques au Golf Drouot. Avant les Dogs, les Chats niçois avaient connu les mêmes déboires avec monsieur Henri Leproux. Le rock joué avec trop de classe et trop de différences par rapport à ses contemporains, n’est jamais très apprécié par l’establishment et autres pouvoirs établis… Certaines personnes, béotiennes mais influentes, peuvent faire et défaire la carrière d’un groupe qui ne rentre pas dans un certain formatage comportemental, à leur guise. La fureur de vivre et la rage de vaincre, tout en cultivant sa différence sont persona non grata dans la culture française. C’est injuste, immoral, mais c’est la dure réalité de l’infâme milieu du showbiz. Rivers quant à lui le paiera cash durant cinquante ans ! Et les Dogs seront parfois occultés par les grands médias au profit de rockeurs de pacotille et autres musiciens acnéiques et ennuyeux…

J’ai découvert les Dogs avec un peu de retard, en 1979 (désolé !). J’écoutais beaucoup à cette époque Little Bob Story, Bijou, Dr Feelgood et le blues ancestral du Delta du Mississippi. Le premier vinyle des Dogs que j’ai acheté, était le 33 tours ‘Different’. Ça sonnait très sixties, très garage-rock, avec cette superbe pochette et ce cliché de Jean-Baptiste Mondino, d’une sobriété exemplaire, à l’instar des premiers disques DECCA des Rolling Stones ou de l’album ‘Down By The Jetty’ de Dr Feelgood. J’adorais leur aplomb et leur éventuelle arrogance ne me gênait nullement. Ma vie était chamboulée. J’étais devenu un inconditionnel de ce trio normand au look incroyable, emmené par un certain… Dominique Laboubée à l’allure conquérante et chevaleresque. Il représentait pour moi une sorte de poète maudit, l’un des derniers romantiques. Un dauphin dans un monde de piranhas venu d’une autre galaxie. Un vrai musicien de rock ‘n’ roll à l’aisance déconcertante. Leur passage remarqué et remarquable dans l’émission Chorus d’Antoine de Caunes, ne fit que confirmer mon enthousiasme sans bornes à leur égard. Leur musique suintait un certain raffinement, tout en tutoyant l’ivresse des profondeurs et la voûte céleste des grands. Les Dogs étaient inquiétants, menaçants et cette sensation me plaisait. Je me suis alors rué chez mes disquaires préférés, notamment New Rose rue Pierre Sarrazin à Paris, qui était aussi un label de rock underground fondé par Patrick Mathé, afin d’acquérir dare-dare ‘Charlie Was A Good Boy’ et ‘Go Where You Want To Go’. La formidable épopée des Dogs étant lancée à bride abattue et à l’époque, bien présomptueux ou un rien crédule, jeunesse oblige, je pensais que rien ni personne ne pourrait enrayer cette belle machine vouée corps et âme au rock ‘n’ roll. Le rock ‘n’ roll le plus dur et le plus pur, dans le sens le plus noble du terme, cela va sans dire. Hélas, les sarcasmes de la vie me donneront tort quelques années plus tard…

Mais ce n’est qu’à la sortie de leur album culte ‘Too Much Class For The Neighbourhood’ en 1982, que j’ai vu les Dogs sur scène pour la 1ère fois, pour ne plus jamais les quitter en ‘live’ et les voir jusqu’à la fin de leur parcours, un nombre incalculable de fois.

Quelle claque ! Quelle osmose ! Quelle cohésion ! Les Dogs sur les planches, c’était tout simplement incroyable. Quelle époque bénie pour les Dogs, avec de nombreux concerts à jamais gravés dans le marbre de notre subconscient, des albums de très haute lignée ‘Legendary Lovers’, ‘Shout !’, ‘More More More’…, des musiciens extraordinaires : Dominique Laboubée en leader charismatique, excellent auteur-compositeur et guitariste hors pair, Antoine Masy-Périer (Tony Truant) en lutin fou et démoniaque à la guitare rythmique et en showman survitaminé et une rythmique inébranlable à la précision chirurgicale avec Hugues Urvoy de Portzamparc à la basse et Mimi à la batterie. Sans oublier un respect croissant hors de nos frontières, etc… Malgré cet indéniable talent, les ventes de leurs disques restèrent très moyennes par rapport à des groupes comme Téléphone, Trust et compagnie, qui en bons opportunistes ont pris le train en marche tout en chantant dans la langue de Molière et en bénéficiant ainsi d’une médiatisation considérable, totalement imméritée et arbitraire, par rapport aux Dogs ou à Little Bob Story, qui eux avaient mis les mains dans le cambouis, connu des galères que même Caïn n’aurait pas souhaité à son frère Abel, joué dans des endroits inhospitalier et austères où même les trains ne s’arrêtent plus, pour prêcher inlassablement la bonne parole du rock ‘n’ roll avec la foi d’un marathonien sur la route d’Olympie. De toute évidence, un groupe intègre et talentueux tel que les Dogs avait décomplexé le rock français de son manque de culture musicale. Terminé le manque de repères qui flirtait avec un amateurisme sous-jacent et rendait le rock français inexploitable à l’exportation, car trop impur, trop exotique pour nos amis anglo-saxons. Dorénavant, le rock français avec les Dogs ou Little Bob Story n’était plus une vulgaire plaisanterie. Les normands allaient faire mal, très mal et mettre le feu, comme si leur vie en dépendait, comme si ils jouaient pour la dernière fois. Dans un état d’urgence absolue.

Dominique jouissait d’un charisme exceptionnel et domptait sa Rickenbacker tel un magicien, avec talent, sensualité et volupté. Lorsqu’il jouait, tous les sens du corps humain étaient en état d’alerte et notre rythme cardiaque s’emballait dangereusement. Les âmes sensibles devaient s’abstenir et les philistins raser les murs et passer leur chemin.

Après avoir vu les Dogs et leur nouveau guitariste Laurent Ciron, pour la énième fois, en concert au Havre en juin 1996, avec également à l’affiche mon ami Little Bob « Piazza » (concerts organisés à Dieppe, Rouen et Le Havre par le Conseil Général de Seine-Maritime), je décidais de prendre ma plus belle plume et d’écrire une lettre à Dominique Laboubée, que j’envoyais dans la fameuse maison de la rue Martel à Mont-Saint-Aignan, lieu historique qui regorge de secrets et d’anecdotes passionnantes. Témoin de la naissance d’un mythe, des premiers balbutiements canins, vestige d’un glorieux passé. Au sein de ma petite bafouille, si ma mémoire ne me fait pas défaut, je lui écrivais tout le bien que je pensais de lui et de son groupe… Bref quelques banalités élogieuses et reconnaissantes pour toutes ces années de bons et loyaux services au sein du rock ‘n’ roll. De plus, je lui demandais si par hasard il n’avait pas un exemplaire du CD 2 titres ‘End Of The Gang’ et ‘I Wanna Be Loved’ (Skydog), titre en hommage à Johnny Thunders, que je n’arrivais pas à trouver.

Plusieurs semaines s’écoulèrent et j’avais presque oublié mon courrier à destination du leader des Dogs. Oui, je parle bien des mythiques Dogs de Rouen ! Des lettres identiques à la mienne, Dominique avait dû en recevoir des centaines. Alors…

Et par un beau matin, je reçois lettre oblitérée à la Poste de Rouen. Un long courrier de remerciements de la part de Dominique en personne. Il m’explique alors qu’il est en train de préparer de nombreux titres pour les Dogs, qui devraient sortir normalement sur deux albums (4 Of A Kind Vol 1 et 2), qu’il déborde de projets, qu’il s’excuse pour sa réponse tardive, etc… Et il me demande de lui téléphoner pour confirmer mes coordonnées, afin qu’il puisse m’envoyer dans les meilleurs délais le CD souhaité qui manquait cruellement à ma collection de disques des Dogs. Etre fan d’un groupe de rock tel que les Dogs, confine souvent à l’addiction pathologique et au fétichisme tous azimuts. Mais j’assume pleinement et revendique mon état psychique. Dès 14 h 00 (je savais que Dominique aimait dormir le matin !), je téléphonais donc chez les Laboubée et je tombais directement sur Dominique, qui devait certainement consommer le premier café de sa journée. Oui, j’avais au bout du fil une légende vivante du rock français, chanté dans la langue de Shakespeare. Ou plutôt une légende du rock tout court ! Car le terme rock français peut-être un tantinet réducteur lorsqu’on a sa carrière et son parcours sans faille qui force le respect. Très sympa, disponible, me parlant comme si il me connaissait depuis des lustres. Sachant que je devais me rendre au Havre passer 2 ou 3 jours de vacances au bord de la mer, en bourlinguant en famille entre Sainte-Adresse, Le Havre et Etretat, Dominique me proposa de venir le voir à Rouen pour boire un verre. Le rencard était pris et pour rien au monde je ne l’aurai pas honoré. Un tête à tête avec Dominique Laboubée des Dogs à Rouen, était pour moi comme si j’avais rencard avec Elvis dans son sanctuaire de Graceland à Memphis !

Et dès le lendemain, le facteur m’apporta un nouveau courrier de la part de Dominique, avec le CD ‘End Of The Gang’ que j’attendais désespérément, plusieurs badges et autres affiches de l’époque ‘Walking Shadows’ et autres flyers et articles de presse relatifs aux Dogs… J’étais comblé !

A cette époque, en 96-97, j’écrivais des chroniques dans le fanzine du fan-club de Little Bob ‘Ringolevio New’s’ et j’allais souvent respirer l’air du large à Trouville-sur-Mer ou au Havre, ville que je trouvais pleine de feeling et de bonnes vibrations rock ‘n’ roll. La ville portuaire de Little Bob Story, le rock des docks et des pavés mouillés, et surtout cette vision apocalyptique lorsqu’on arrive du Pont de Tancarville. J’ai toujours adoré la Normandie, basse ou haute. Au mois d’août, je débarquais donc dans un hôtel à Gonfreville-l’Orcher aux portes du Havre, avec ma femme et ma première fille Roxane qui n’était encore qu’un bébé, mais qui prenait plaisir à barboter dans les premiers centimètres d’eau de la Manche.

Je rencontrais donc Dominique par une fin d’après-midi ensoleillé, dans un bar où il semblait avoir ses habitudes, aux abords de la gare rive-droite de Rouen, à quelques encablures de Mont-Saint-Aignan. J’ai eu l’immense joie et le grand honneur de passer la soirée avec Dominique, dans son fief historique de Rouen. Pour l’occasion, après quelques bières goulument ingurgitées, mais toujours avec classe et dignité, Dominique s’est transformé en guide touristique en nous faisant visiter le cœur de Rouen, la célèbre cathédrale Notre-Dame, la Place St Marc, les rues médiévales, la rue Massacre, etc… Et dans les rues de la Préfecture de Seine-Maritime, sempiternelles Ray-Ban sur le nez et boots de rigueur, je pouvais constater que sa notoriété était toujours bien présente, car de nombreuses personnes l’abordaient pour lui demander où en étaient les Dogs (période un peu de transition et de calme avant la sortie de l’album ‘4 Of A Kind Vol 1’). Dominique répondait toujours avec gentillesse aux moult sollicitations de la rue. Marchant à ses côtés sur l’asphalte de Rouen, je mis moi-aussi mes Ray-Ban et je me pris en quelque sorte pour un membre des Dogs ! Délire schizophrénique, dédoublement de personnalité ou crise aiguë de mythomanie… Allez savoir. Pendant un laps de temps, j’étais dans la peau d’un Dogs ! Dominique me montra ensuite où avait été tourné le film de Pierre Granier-Deferre ‘Adieu Poulet’ en 1975, avec Lino Ventura et Patrick Dewaere et il m’apprit que le film de Jean-Pierre Mocky ‘A Mort l’Arbitre’, avec Michel Serrault et Eddy Mitchell, avait été tourné également à Rouen, au stade Robert-Diochon, antre des célèbres Diables Rouges.

Je me souviens que Dominique avait acheté une cartouche de cigarettes initialement prévue pour sa sœur Catherine et que celle-ci était bien entamée au fil des heures écoulées. Dominique fumait cigarette sur cigarette et comme pour Serge Gainsbourg, la discussion se faisait entre volutes de fumée. Comme si le feu était un élément indissociable à sa personnalité.

Lors du repas dans une crêperie du centre-ville, après quelques Jack Daniel’s réparateurs, on a beaucoup parlé de musique, de rock ‘n’ roll, de blues, mais aussi beaucoup de littérature. Je me souviens qu’il aimait énormément les poètes du 19ème siècle comme Charles Beaudelaire, Arthur Rimbaud, l’écrivain né à Rouen Gustave Flaubert, le dramaturge Georges Courteline, les poètes maudits comme Paul Verlaine… Dominique était vraiment un passionné de lettres et de littérature. Et oui, on peut être un chanteur de rock unanimement reconnu, et être cultivé, fils de médecin et de pharmacien, et habiter la banlieue cossue de Rouen. Ce n’est pas incompatible. La preuve…

Bien entendu, on parla beaucoup de toutes ses influences et de nos goûts musicaux qui étaient quasiment identiques : Alice Cooper, Iggy Pop et les Stooges, MC5, les Flamin’ Groovies, les Kinks, les Rolling Stones période Brian Jones, les Isley Brothers, Gene Vincent, Eddie Cochran, Lou Reed et le Velvet Underground, les Ramones, Jerry Lee Lewis, Spencer Davis Group, du mouvement Mersey Beat de Liverpool, de la venue des Cramps à Rouen, de Lux Interior, de Poison Ivy qu’il avait côtoyés, de la tournée anglaise des Dogs avec Dr Feelgood et Lee Brilleaux, un véritable gentleman lui aussi bien trop tôt disparu, mais aussi du roi du swamp-blues de Louisiane (Bâton Rouge) Slim Harpo ou encore de John Lee Hooker… Dominique m’avoua qu’il avait beaucoup de respect pour les bluesmen français Benoît Blue Boy et Patrick Verbeke, qu’il croisa souvent sur la route avec les Dogs. Quant à la sempiternelle trilogie du rock français des années 60, Johnny, Eddy et Dick, bien que connaissant que très peu sa musique, sa préférence allait en faveur de l’ex leader des Chats Sauvages, qu’il trouvait le plus authentique. Le plus rock des trois en somme…

Comme il savait que j’étais ami avec Little Bob et fan de LBS quelques années avant les Dogs, il me parla de la petite guéguerre légendaire mise en exergue par les médias, entre les groupes de Rouen et ceux du Havre, entre les Dogs et Little Bob Story. Certes, il existait une rivalité, mais les deux groupes étaient amis et Dominique avait également beaucoup de respect pour Roberto Piazza, pour son intégrité, pour sa voix hors du commun… On a alors convenu que la Normandie, et plus particulièrement l’axe entre Rouen et Le Havre, était un véritable creuset en matière de véritable rock ‘n’ roll, avec entre autres les Dogs, Little Bob Story, Roadrunners, Marc Minelli, City Kids, les Olivensteins, Gilles Tandy, Gene Clarksville, Dominique Comont, Jérôme Soligny, Louise Féron,… C’était une évidence, le rock venait de Normandie. Etait-ce grâce à la proximité avec l’Angleterre ? Certainement. D’ailleurs, les deux seuls groupes français à être respectés outre-Manche étaient sans conteste Little Bob Story et les Dogs !

Je me souviens que Dominique appréciait aussi Bijou, Ici Paris et les Wampas. Par contre, Noir Désir et Bertrand Cantat n’étaient pas vraiment sa tasse de thé et les Innocents avec J.P Nataf l’emmerdaient fortement… Aux antipodes de la folie communicative des Dogs et de leur rock débridé.

Il me parla ensuite des difficultés rencontrées pour enregistrer l’album ‘A Million Ways Of Killing Time’, période délicate où Michel Gross allait bientôt quitter les Dogs, suivi par Antoine.

Avec le recul, je pense sincèrement que Dominique, en grand sentimental, avait été peiné, voire blessé par le départ soudain de deux membres éminents des Dogs, Mimi et Antoine, bien qu’il pouvait aisément comprendre leurs raisons respectives.

Puis il me demanda ce que je pensais des nouveaux membres des Dogs depuis l’album ‘Three Is A Crowd’, de Christian Rosset, de Bruno Lefaivre et maintenant de Laurent Ciron, sur un ton faussement inquiet. Je lui répondis alors que je les avais vus en concert en trio au New-Morning à Paris et que ça déménageait grave. Que les Dogs n’avaient pas perdu leurs âmes, ni leur empreinte originelle. Que le groupe était pourvu d’une rythmique d’enfer à la précision d’un Stradivarius avec Christian et Bruno et que Laurent était un excellent guitariste. J’aimais bien les Dogs en quatuor. Je rajoutais que surtout, condition sine qua non, tous avaient l’esprit Dogs et le profil indispensable pour en faire partie intégrante. On entre chez les Dogs comme on entre en religion. Il faut les tripes, le cœur et l’ADN indispensables. Les Dogs étaient avant tout une famille. Bien qu’il se doutait à l’avance de ma réponse qui fusait instantanément, Dominique jouait alors le gardien du temple rassuré… Il n’avait aucun doute sur le nouveau line-up du groupe qui avait un avenir prometteur. Mais par pudeur et certainement à cause d’une certaine fragilité, il ne pavoisait pas.

Puis nous nous sommes quittés à une heure tardive de cette nuit d’été à Rouen, en se promettant de se revoir très bientôt et que la prochaine fois, je viendrais dans la maison de Mont-Saint-Aignan, visiter le studio de répétitions, là où tout a commencé… Une sorte de musée des Dogs en somme. Je me voyais déjà dans la cave, en train de sentir toutes les ondes positives et les bonnes vibrations… Une maison sortie d’un livre d’Edgar Allan Poe. Une maison dans laquelle on va en pèlerinage, comme les gaullistes vont à Colombey-les-deux-Eglises. La Mecque d’une certaine idée du rock ‘n’ roll.

Bien que conscient de son immense talent, Dominique n’était pas aigri par le manque de reconnaissance des grands médias et d’une partie du public français. Il devait sans nul doute avoir conscience qu’il était passé à côté d’une immense carrière internationale, mais il gardait une certaine dignité et une indéniable lucidité. Il avait le même enthousiasme qu’à 15 ans. Il avait gardé une incroyable fraîcheur mentale. Dominique était aux antipodes de toutes ces rock-stars mégalomanes et égocentriques, au QI diamétralement opposé à leur égo surdimensionné. Sa vie et son œuvre se déroulaient naturellement, sans aucun calcul. Il avait la véritable rock ‘n’ roll attitude et se foutait éperdument de savoir si la mode était d’avoir une plume dans le cul. Il n’a jamais fait de concessions. Jamais !

Malheureusement pour moi, il n’y a pas eu de prochaines fois. Je n’ai plus eu la chance de le revoir en toute intimité. On se téléphona quelques fois et j’ai revu les Dogs lors d’un super concert au Hard Rock Café de Paris, pour la sortie de ‘4 Of A Kind Vol 1’, puis une ultime fois au Front Page rue St Denis, devant un public clairsemé, mais qui débouchera sur un article remarquable et dithyrambique de l’écrivain Jean-Bernard Pouy dans Rock & Folk, qui récidivera avec Little Bob.

Les mois s’écoulèrent et j’appréciais avec un enthousiasme non dissimulé, la sortie du double live ‘Short, Fast & Tight’ et le texte de Philippe Manœuvre, grand fan des Dogs de la première heure, à l’intérieur de la jaquette. Tout semblait enfin repartir pour Dominique et ses acolytes de celle folle utopie collective qui perdurait depuis 1973. Le public appréciait de nouveau le vrai rock ‘n’ roll et les riffs de guitares acérés. On avait trop vite enterré le rock et ses fidèles disciples. Le rock était ressuscité pour mieux frapper. L’histoire des Dogs allait se poursuivre sous les meilleurs auspices, il ne pouvait en être autrement, c’était écrit dans les astres… Dominique était l’homme de la situation, du come-back, du rock revival. L’homme qui n’avait pas abdiqué malgré la désaffection du public, a une période où le rock authentique n’était plus en odeur de sainteté. Fluctuat nec mergitur, telle est la devise de Paris, mais qui pourrait s’avérer être aussi celle de Dominique Laboubée.

Par un matin blafard de novembre 2002, alors que mon ami Tony Marlow venait à la maison afin de réaliser une interview pour la revue BCR (blues, country et rock and roll), ce dernier me parla soudainement du décès de Dominique, le mois dernier, lors d’une tournée aux Etats-Unis. C’est vrai que Tony Marlow avec son groupe de rockabilly les Rockin’ Rebels et les Dogs avaient eu par périodes interposées le même producteur, en la personne de Marc Zermati et de son label Skydog. Putain, j’avais zappé le décès de Dominique Laboubée leader historique des Dogs ! Incroyable ! Je n’étais au courant… Et d’un seul coup, le ciel me tomba sur la tête. Sans être vraiment un ami proche, Dominique était un peu comme un grand frère. Une légende que j’avais eu la chance inouïe d’approcher à de multiples reprises, de côtoyer dans une relative intimité. Cette soirée à Rouen en sa compagnie me revenait en flashback par intermittences, ainsi que sa musique inespérée pour un pays comme la France. Une musique indéterminée et indéterminable. Bref, d’un seul coup, j’avais le blues. Ce blues si poisseux qu’il en devient suffoquant. Insupportable, irrespirable… Mais ce blues que paradoxalement j’adore. Et dire que j’avais un mois de retard sur cette triste nouvelle et que j’écoutais en toute innocence et en toute inconscience le double live des Dogs, sans me douter un seul instant que la mort avait une fois de plus accompli sa sinistre besogne.

Depuis ce funeste jour d’octobre 2002, le paysage musical, sans Dominique, n’est plus tout à fait comme avant. Plus jamais on entendra la voix de Dominique commencer un concert par : « Bonsoir, on s’appelle les Dogs et on vient de Rouen en Normandie ». Dominique était un type bien, un authentique esthète. Son âme voltigeait sur des routes sinueuses et inconnues. Le rock ‘n’ roll existe. Je l’ai personnellement rencontré un soir d’été à Rouen comme Robert Johnson rencontra le Diable à la croisée des chemins !

Actuellement, je gravite toujours un peu dans le milieu du rock et du blues en écrivant des chroniques. Je suis toujours ami avec Dick Rivers, Little Bob, Benoît Blue Boy, Didier Wampas, Tony Marlow et bien d’autres… Mais, je le répète, les Dogs et Dominique me manquent terriblement. La belle saison est terminée. Heureusement qu’il reste la musique, l’œuvre considérable et indélébile des Dogs. Des Dogs de Rouen ! Il reste aussi les hommages unanimes et le magnifique ouvrage ‘Too Much Class… Dogs, l’Histoire’ signé de Catherine Laboubée, sœur de Dominique (éditions La Belle Saison).

De nombreux groupes revendiquent l’héritage Dogs. Je citerais Les Ennuis Commencent, un groupe originaire de l’Aveyron qui en son hommage interprète un titre simplement intitulé ‘Dominique Laboubée’ et qui reprend magnifiquement bien ‘La Belle Saison’.

Cet été, je suis allé passer une journée à Rouen. J’ai déjeuné à La Petite Auberge, rue Martainville, dans le quartier des maisons à colombages. Et des quais de Seine à la Place St Marc, lorsqu’une petite brise s’engouffrait sensiblement dans mes oreilles, il me semblait entendre certains classiques immortels des Dogs comme ‘ Too Much Class…’, ‘Little Johnny Jet’ ou ‘ If You Don’t Want Me No More’… Suis-je devenu fou ou est-ce cette bonne ville de Rouen qui est hantée par son passé rock ‘n’ roll ? Mais c’est une certitude, à chaque fois que j’y retourne, il se passe toujours des manifestations étranges, voire des phénomènes surnaturels… Mais c’est vrai que les légendes ne meurent jamais et qu’elles scintilleront toujours de mille feux. Alors tous les espoirs demeurent intacts. Même les plus irréalistes, même les plus farfelus, voire les plus improbables. Quoiqu’il en soit, on ne sort jamais indemne lorsqu’on a partagé la passion des Dogs et de Dominique Laboubée. Là où tu es, ne prend pas froid Dominique, car on m’a dit que là-haut, les nuits étaient plutôt fraiches. Ici-bas, on ne t’oublie pas…


Serge Sciboz


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